CHAPITRE IV

C’était toute une ville en déplacement que cet immense train tiré par quatre locomotives sur le Réseau de l’Antarctique, en route pour la Province de Patagonie, à toute petite vitesse. Un train-ville de vingt mille personnes entassées dans de minuscules compartiments. Vingt mille personnes quittant un chantier pour un autre, vingt mille personnes habituées à ces déplacements constants, continuant à vivre quand le train roulait comme lorsqu’il restait immobile des mois. Parmi ces vingt mille, quatre à cinq mille travailleurs intérimaires, le reste constituant leurs familles, des parasites qui réussissaient à s’introduire dans ce milieu social déjà défavorisé pour y exercer de petits métiers de meurt-la-faim, trouvant le moyen avec des rogatons de fabriquer des nourritures appétissantes en apparence, qu’ils revendaient quelques cents, acceptant toutes les besognes, même les plus inquiétantes. On trouvait aussi bien des tueurs que des avorteurs, des installateurs d’antennes de télévision que des joueurs professionnels et ces derniers, au moins, montraient carrément leur jeu alors que pour la télévision c’était de la pure arnaque puisqu’il était à peu près impossible de capter une image correcte.

Farnelle estimait avoir eu une chance formidable. Après avoir quitté la locomotive géante, et surtout son fils Gdami confié à la surveillance de la machine et de la tribu rousse campant à côté, elle avait essayé de rejoindre des endroits plus civilisés, ses compatriotes du Chaud. La chaloupe l’avait aidée à retrouver un réseau à la fréquentation rare, une station déserte mais automatique où elle avait pu la cacher. Un omnibus s’était présenté deux jours plus tard, uniquement emprunté par des coureurs d’aventures, des fermiers à la bourse exsangue, de pauvres pêcheurs empestant le hareng. Elle avait dû se défendre au couteau contre deux tentatives de viol, une agression visant son argent, avait partagé la couche d’un traîne-wagon poète qui lui avait fait l’amour en récitant des vers vieux de plusieurs siècles. Elle n’y avait rien compris, n’avait éprouvé aucun plaisir sinon celui de serrer un corps étranger, doux et tiède contre le sien.

Et puis elle avait entendu parler du train-ville qui rentrait en Patagonie. Tout le monde en parlait dans l’omnibus, tout le monde en rêvait, les yeux brillants.

— On peut embarquer. Avec un dollar on se trouve une famille, à cause des contrôles, mais ils sont rares et on peut se débrouiller, rapiner, travailler, il y a toujours une occasion pour se procurer de la bouffe, un dollar… Toi tu peux te servir de ton cul, lui avaient-ils tous dit charitablement. À un demi-dollar la passe, tu auras la vie belle.

Ils ignoraient qu’elle avait dissimulé dans sa combinaison spéciale un beau paquet de dollars répartis en une douzaine d’endroits. Cette combinaison, dans la station déserte, elle l’avait maculée de graisse pour en dissimuler le luxe aux yeux des autres. Elle passait pour une extravagante qui ne parlait pas de son passé, et on respectait les silencieux.

Dans le train-ville, avec deux dollars, elle s’était trouvé une famille. Dans un compartiment nauséabond certes mais bien chauffé. Le père, la mère, une fille et un petit garçon. Ils avaient gagné un peu d’argent depuis leur dernier travail et comme tous les occupants officiels avaient droit à la ration habituelle, quinze cents calories en nourriture, quinze degrés en chauffage.

— Vous serez ma sœur, lui avait dit la femme, on se ressemble, d’ailleurs.

— C’est vrai, avait dit le mari.

Farnelle était allée du coup se regarder dans un miroir pour vérifier si par hasard elle ne louchait pas et n’avait pas une verrue poilue sur le menton comme sa fausse sœur. À part ça il y avait peut-être un petit air de famille.

Elle évitait de montrer qu’elle avait des moyens financiers, rôdait dans l’immense train, circulant dans les coursives, allant visiter les étages, effrayée par certains endroits dangereux comme les bas-fonds d’une station. Un jour elle tomba sur l’hôpital et s’enfuit emportant une vision d’horreurs, de charpies ensanglantées, de gens hagards, de personnel soignant hystérique et d’instruments barbares d’un autre temps. On trouvait de la nourriture de qualité à acheter dans certaines boutiques bien approvisionnées, de la viande fraîche par exemple, non dégelée. Où étaient les moutons, les poulets qui alimentaient ce commerce ? Elle ne trouvait nulle part les parcs d’élevage, les poulaillers et commençait d’avoir quelques doutes.

Parfois elle ramenait un bon repas à cette famille qui l’hébergeait. Ils étaient cupides, ne songeaient qu’à amasser pour s’extirper de cette misère de travailleur intérimaire.

— On est payés quand on travaille, mais on travaille six mois par an. Le reste du temps c’est quinze cents calories de bouffe et la chaleur insuffisante. C’est dur.

Le soir, des rixes éclataient et même un jour ce fut une véritable guerre civile. Alors apparurent les policiers ferroviaires en tenue de combat. On sectionna le train-ville en deux à hauteur du wagon coupable qui fut abandonné sur une voie de garage malgré les supplications des femmes et des vieux. C’était sans appel, la condamnation à mort par le froid. Les deux tronçons du train furent ensuite reliés à nouveau et la vie reprit comme avant, sans que les esprits se calment pour autant. Farnelle comprit comment fonctionnait le convoi. Il y avait deux locos tireuses, deux pousseuses, et à tout moment le train pouvait être tronçonné à hauteur du wagon condamné. Les Pativi, la famille d’accueil, lui dirent qu’à l’aller trois wagons contaminés par une épidémie inconnue avaient été largués de la même façon en pleine solitude, avec les malades et les gens sains.

Farnelle travaillait, d’abord pour ne pas attirer l’attention et ensuite pour économiser son argent. Elle en avait beaucoup mais de sa vie aventureuse avait conservé des principes de non-gaspillage. Elle achetait de vieilles couvertures, les défaisait pour en revendre la laine à une petite entreprise de tissage installée dans le wagon cent dix-neuf. Quatre personnes de la même famille s’acharnaient quinze heures par jour à confectionner des vêtements pour enfants. Ils n’avaient plus d’électricité, à la suite d’une panne, s’éclairaient avec des chandelles de graisse de mouton et se chauffaient à l’huile de poisson. Leur double compartiment faisait fuir et les vêtements confectionnés empestaient. Farnelle les emportait pour les laver dans le wagon spécialement agencé pour le nettoyage du linge. Cela lui rapportait un quart de dollar.

Un jour elle invita la famille Pativi au restaurant, pas le plus cher mais un bon quand même. Le train-ville se trouvait immobilisé pour une semaine sur une voie de garage, dans l’attente du passage de la VIe flotte qui avait besoin de tout le réseau pour se déplacer. Ils mangèrent avec timidité et méfiance, examinant chaque morceau. La femme affirmait qu’il y avait dans le convoi des chasseurs de rats qui revendaient la chair à des gargotes.

— Ici ce n’est pas une gargote, tout de même, s’indigna Farnelle.

À cette allure il leur faudrait des mois avant de se trouver en Patagonie. Elle pensait à Gdami, rêvait la nuit qu’elle retournait vers lui et ne le reconnaissait plus. Elle rêvait aussi de l’autre, mort dans la fosse de vidange avec Jdruk. La famille lui reprocha de pleurer parfois dans son sommeil. Elle envisageait de les quitter, ayant fait la connaissance d’une veuve d’ouvrier qui survivait plutôt mal que bien, n’ayant droit qu’à la ration minimum. Elle lui paraissait plus digne de recevoir sa pension mais elle restait vigilante, les Pativi pouvant la dénoncer à la police ferroviaire. La veuve se nommait Pohl et son rêve était de rejoindre sa famille, un fils marié qui roulait à bord d’un train-aciérie dans le nord de la Panaméricaine.

— Pour les rejoindre il faudra que je loue une place dans un omnibus où ce n’est pas très cher. N’empêche il me faudra payer vingt dollars et je ne veux pas arriver chez mon fils démunie. Ma bru n’est pas méchante femme mais elle a du mal à joindre les deux bouts. Il paraît que je trouverai du travail là-bas, à trier les scories.

Farnelle quitta les Pativi en prétextant qu’elle avait une promesse de travail en queue du train-ville et qu’elle ne pouvait chaque jour effectuer les aller et retour. C’était la vérité. Pour se déplacer dans les coursives encombrées il fallait parfois des heures, même en empruntant les étages. Certains n’hésitaient pas à circuler sur les marchepieds extérieurs, malgré le froid. Le convoi roulait si lentement parfois qu’on pouvait courir ou même marcher à sa hauteur sans se laisser distancer.

La veuve Pohl fut heureuse de recevoir un dollar par jour pour partager son demi-compartiment et s’occuper de la nourriture. Elle disait que le voyage jusqu’en Province de Patagonie durerait au moins un mois encore.

— Il y a du travail là-bas, puisqu’on rebouche le fameux Tunnel. La nouvelle présidente l’a ordonné en disant que cette entreprise consommait trop d’énergie. Elle a promis d’augmenter les rations de dix pour cent quand tout sera comblé, mais il y en a pour des années.

Lady Yeuse n’inspirait ni haine ni grand amour. Ces gens-là, les plus miséreux qui soient, restaient dans l’expectative, ne croyaient pas que ce changement améliorerait leurs conditions de vie. Il y avait des centaines de trains-villes remplis de travailleurs intérimaires qui circulaient dans la Concession. Ainsi on se débarrassait d’une foule de gens toujours prêts à se laisser séduire par des idées revendicatrices, voire subversives. Des chantiers difficiles, dangereux, les attendaient dans les régions les plus hostiles, surtout des réparations ou des constructions de réseaux, de stations. Par exemple ce train-ville baptisé du nom dérisoire de South Star était basé à Magellan Station, mais n’y séjournait que rarement. Ses locos étaient toujours sous pression, toujours prêtes à appareiller pour une destination lointaine. Il y avait eu des quantités de révoltes à bord, la plus sanglante s’étant produite lorsque les voyageurs avaient appris qu’on se préparait à les envoyer sur la banquise ouest du Pacifique, l’endroit le plus dangereux du monde, là où soufflaient de monstrueuses tempêtes, où des icebergs gigantesques surgissaient du néant. À cette époque Lady Diana, la précédente présidente, avait imaginé de devancer le Président Kid dans sa conquête du no man’s land immense qui s’étendait entre les deux Concessions. Le Kid construisait un viaduc ? Elle en ferait autant.

— La banquise, racontait la veuve Pohl, c’est quelque chose d’inoubliable et de terrifiant… On savait que des dizaines de trains s’y étaient engloutis et que les gens ne pouvaient y vivre sans avoir des cauchemars toutes les nuits.

— Pourtant la Compagnie de la Banquise à l’Est est très prospère, les gens y sont plus heureux qu’ailleurs avec des minimums vitaux élevés.

Ce que Farnelle ne disait pas, c’est que les Banquisiens étaient les premiers consommateurs au monde de tranquillisants et que les nouvelles stations construites s’appelaient stations-bulles. En cas de rupture de la glace, la station flotterait sur l’océan dans une immense bulle de verre organique.

— Nous nous sommes révoltés dès que nous avons vu que South Star se dirigeait vers l’Est. Et cette fois c’étaient tous les wagons qui y participaient. Ils nous ont immobilisés en pleine banquise, ils ont coupé le chauffage, n’ont plus distribué de nourriture mais nous nous sommes organisés. Au bout de quinze jours ils en ont eu assez et Lady Diana nous a envoyé sa flotte. Ils ont tiré systématiquement sur les wagons. Quand le dixième a été détruit nous nous sommes rendus et le train-ville a continué vers l’Est. Mais le réseau était endommagé et nous avons fini par revenir vers Magellan Station après un mois d’attente. Ensuite ce fut l’Antarctique, c’est d’ailleurs toujours l’Antarctique. À cette époque, c’était après la guerre avec la Banquise, il fallait tripler les réseaux, installer des stations-forteresses sur la frontière. C’était un travail effroyable. Mon mari a été broyé par une congère coureuse. Il ne l’a pas vue venir dans la tempête de glace qui aveuglait son équipe. On n’a rien pu récupérer de lui. Il était laminé. Depuis j’ai le droit de vivre ici mais avec une si faible ration que je dois me débrouiller.

Elle était desséchée, ses cheveux tombaient et ses dents, attaquées par le scorbut, laissaient des vides noirs dans sa bouche. Sans ostentation, mais sans honte non plus, elle raconta qu’elle s’était prostituée pendant des années, le temps que son fils arrive à l’âge où il pourrait travailler à son tour.

— Il avait étudié la fonte, celle du fer, et on l’a envoyé dans cette aciérie. Moi, je n’y avais pas droit. Désormais il paraît que je peux le rejoindre, que la nouvelle présidente a tout changé. Mais il me faut quand même de l’argent.

— Je vous aiderai, dit Farnelle émue, nous voyagerons ensemble une fois à Magellan Station, moi aussi je me dirige vers le nord de la Concession.

 

La caste des Aiguilleurs
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